Potentialités

Des chemins
de traverse en art

22-27
05/23

Andrée-Anne Dupuis Bourret, artiste et professeure à l’ÉAVM (UQAM). Mario Côté, artiste et professeur associé à l’ÉAVM (UQAM). Christine Major, artiste et professeure à l’ÉAVM (UQAM). Laurence Sylvestre, pédagogue et professeure à l’ÉAVM (UQAM).

Bifurquer hors cadre

Séance d’écoute à la Fondation Grantham et présentation de MÉDIANE|Chaire de recherche du Canada en arts, écotechnologies de pratique et changements climatiques

Zone d’apprentissage|Écologie des pratiques A&C et activité Hors-Piste

Depuis le début du XXe siècle, le nombre croissant d’écoles d’art en Amérique du Nord a fait émerger d’importants centres de formation accueillant souvent des milliers d’étudiant·e·s. Au cours des années 60, le passage des écoles de style beaux-arts dont la formation s’inscrivait dans l’héritage de l’école d’art européenne vers des institutions universitaires a été un élément marquant dans l’évolution de l’enseignement de l’art. À partir de cette décennie, la démocratisation et la déconfessionnalité de l’enseignement ont été des facteurs décisifs quant à l’intérêt de la formation de niveau supérieur1 . Ce qui a conduit à l’afflux considérable des femmes dans les écoles d’art universitaires qui étaient le plus souvent réservées aux garçons. Enfin, la situation sociale et politique a constamment eu de fortes répercussions sur les différentes approches et tendances de l’enseignement de l’art2 . Sans contredit, on peut avancer que les lieux de formation artistique sont devenus de véritables laboratoires publics où les imaginaires artistiques et esthétiques trouvent des échos aux enjeux de nos sociétés.

Dans le contexte du projet de recherche Arts & Crafts/Aujourd’hui, nous avons conçu une École d’été qui s’est tenue du 22 au 27 mai 2023 à Montréal. Nous avons tenté d’interroger les liens entre la création et la recherche en milieu universitaire tout en partageant nos différentes approches de l’art et de son enseignement avec les cinq écoles d’art participantes3 . Nous cherchions à favoriser le décloisonnement des disciplines et à repenser le rapport de la pratique à la théorie. Nous souhaitions à travers ces propositions valoriser les processus de création, de l’essai et de l’erreur et de l’apprentissage par l’expérience face aux enjeux sociétaux. Les participant·e·s étaient amenées à mettre l’accent sur des approches pédagogiques non hiérarchiques où l’enseignant et l’enseigné sont interchangeables.

Notre approche considérait les pratiques artistiques comme des méthodes de recherche et de transmission à part entière. En défendant des méthodes expérimentales et artistiques d’enseignement, de recherche et de diffusion, le travail de création vise à rendre la vie quotidienne dans le milieu académique plus poétiquement et politiquement durable4 . Dans le contexte de la société néolibérale, nous étions plus attentifs aux questions de justice sociale et écologique. Nous interrogions la tendance au travail de type productiviste que l’on retrouve dans nos sociétés capitalistes et nous tentions de proposer une réflexion plus large sur des alternatives qui valoriserait d’autres formes d’activités et de relations sociales. Selon Bernard Stiegler, « L’artiste de l’ère Anthropocène rencontrant ses limites est un acteur relationnel du monde, produisant des situations et ouvrant des bifurcations improbables, plutôt qu’un acteur autonome dans le monde produisant des objets. »5

De plus, en remettant en question les logiques de consommation et de production actuelles, nous souhaitions présenter une vision du monde qui viserait à encourager une réflexion plus consensuelle sur notre relation à l’autre, humain plus qu’humain, dans un contexte de travail de création.

À la suite de ces ateliers, un ensemble de questions nous est apparu dans leur réalité, dans leur complexité et dans leur urgence. En voici quelques exemples : comment interroger les pratiques artistiques interreliées à l’enseignement des arts dans un contexte universitaire ? Comment développer une pratique artistique liée à l’enseignement des arts et en tenant compte de la condition humaine ? Quels outils ou méthodes pourrions-nous remettre en question et actualiser ?

  1. 1 Lemerise, S. (1993). L’art – l’artiste – l’école, dans F. Couture (dir.), Les arts visuels au Québec dans les années soixante. La reconnaissance de la modernité (1993). Éditions VLB
  2. 2 Sirois, G. et Bellavance, G. (2023). Présentation Les arts à l’université : institutionnalisation et pluralisation. Cahiers de recherche sociologique, 71, p. 11.
  3. 3 L’Académie Royale des Beaux-Arts de Bruxelles/École supérieure des arts (ArBA/EsA), Academy of Fine arts and Design Bratislava (AFADB), L’École Supérieure d’art et de design de Saint-Étienne (ESADSE), L’École des arts visuels et médiatiques (ÉAVM-UQAM), L’Institut National des Beaux-Arts de Tétouan (INBAT), Faculté des Beaux-Arts de l’Université de Porto (FBA-UdeP).
  4. 4 Loveless, N. (2019). How to Make Art at the End of the World : a Manifesto for Research-Creation. Duke University Press.
  5. 5 Stiegler, B. (2021). Bifurquer. « Il n’y a pas d’alternative ». Éditions Les liens qui libèrent, p. 175-176

Attitudes émancipatrices : matérialité des engagements et donner corps à la recherche en art

Dans une vision holistique où l’être humain est considéré dans son ensemble, chaque acte posé de nature affective, sociale et politique produit un impact significatif sur la vie au quotidien comme sur nos engagements interindividuels. Dans ces conditions, la question de la matérialité touche autant à l’existence sensible des choses qu’aux circonstances matérielles des événements qu’elles engendrent. Si la matérialité se définit par la réalité concrète et tangible, elle donne nécessairement sens aux engagements, car elle entre en relation avec nos émotions, notre expérience et nos savoir-faire. C’est ce que nous entendons par la « matérialité des engagements ». Cette attitude émancipatrice devient le fondement pour envisager de nouveaux récits1 , manières de prendre soin de l’âme2 et des usages3 . Nous envisageons la « matérialité des engagements » indissociables de la volonté de « donner corps à la recherche en art » afin d’intégrer nos limites et nos vulnérabilités, tel un appel à la dissidence.

L’artiste comme travailleur créatif et indépendant est confronté par la force des choses à la société néolibérale. Il est souvent contraint de choisir une position d’assouvissement devant la hiérarchie sociale. Dès lors, il devient urgent de subvertir l’université de l’intérieur par le soutien mutuel et la conception de savoirs alternatifs. 

Il devient également vital de donner non pas un corps, mais des « corps » à la création et à la recherche, incluant ceux qualifiés d’atypiques, d’anormaux ou de non conformes. Donner corps à la recherche, c’est se mobiliser dans l’acte de créer et de réfléchir avec de nouveaux moyens, des savoirs renouvelés et des attitudes inédites.

  1. 1 Stengers, I. (2019). Résister au désastre. Édition Wildproject.

    Ursula K. Le Guin (2018). Aurélien Gabriel Cohen (traduction). La théorie de la Fiction-Panier.
  2. 2 Thích Nhất Hạnh (2004). La colère :transformer son énergie en sagesse. Paris:Pocket.
  3. 3 Ahmed, S. (2019). What’s the use? Duke University Press.

Notes sur quelques
expériences hors-pistes
à Montréal et à Bruxelles

22-27
05/23

Susan Turcot, artiste et professeure à l’ÉAVM (UQAM)

Montréal

Que regardons-nous par choix ou non dans notre environnement ? Arrivés à la montagne après avoir marché dans la densité de la ville avec nos invités européens, nous nous rassemblons dans un boisé du Mont-Royal sur des roches qui se sont soulevées en forme de magma il y a 125 millions d’années. Notre praxis humaine, nos technologies et nos compétences personnelles ont émergé de la nature. Que pourrions-nous faire sur ce site avec ce que nous avons autour de nous ?

Le groupe retrouve une intimité matérielle avec le monde naturel en observant les plantes, le matériau pour lequel aucun autre matériau n’existerait. Avec nos sens réorientés, nous pensons à la matérialité de nos œuvres, à leur pouvoir discursif et à leur capacité d’être un point de rencontre, un lieu d’appren-tissage (apprendre du tissage ou apprendre à faire des liens).

Bruxelles

L’atelier Contemporary Salmon organisé par l’ISAC à l’ArBA/EsA a été initialement inspiré par la philosophe et critique Anne-Françoise Schmid sur la façon dont la modernité a établi un mode d’observation qui conditionne notre regard porté sur les objets via des disciplines prédéterminées qui influencent notre vision de ceux-ci. Dans l’atelier, au lieu de traiter les travaux des étudiant.e.s comme des objets d’art, nous les abordons comme un X inconnu sous l’angle d’attributs répartis entre de nombreuses formes de connaissance. Ainsi, cinq questionnements inclus dans ce processus apportent-ils aux étudiant·e·s et aux participant·e·s de nouvelles façons d’observer et de réagir à l’œuvre en l’élevant vers des champs de référence et d’imagination diversifiés. Il s’agit là d’outils à la fois subtils et puissants qui contribuent à modifier les pratiques pédagogiques en les éloignant d’une approche plus passive du regard porté sur l’objet.

Cette démarche entre en résonance avec ce que nous essayons de faire à travers plusieurs de nos activités à Montréal. Une proposition émane, entre autres, de celles-ci, quant à la pertinence d’une analogie avec le compostage. Nous parlons ici du compostage des formes pédagogiques actuelles, celles qui continuent de provoquer des dommages coloniaux et extractivistes, et à leur transformation en approches inclusives, écologiquement restauratrices et animées par de multiples imaginaires et formes de connaissance.

Hors-Piste : Zone d’appren-tissage (apprenti du tissage ou apprendre à faire des liens) sur le Mont Royal, un territoire traditionnel non cédé des Kanien’keha:ka (Mohawks) 

© Domingo Loureiro

PARENTHÈSEs.
POUR des BIFURCATIONs
PÉDAGOGIQUEs PERMANENTEs
par-dedans l’Histoire (extrait)

22-27
05/23

Mario Côté, artiste et professeur associé l’ÉAVM
(UQAM).

En guise d’introduction

L’extrait que je vous présente est un chapitre d’un texte plus ambitieux : PARENTHÈSEs. POUR des BIFURCATIONs PÉDAGOGIQUEs PERMANENTEs par-dedans l’Histoire. Il a été rédigé à la suite des expériences pédagogiques qui se sont déroulées dans les six écoles participantes, quatre européennes, une nord-africaine et une québécoise, dans le cadre du programme de recherche Arts&Crafts/Aujourd’hui (2019-2024). Cet « exercice de pensées », loin d’être un bilan, prend un pas de recul sur l’actualité des événements pour revisiter un enjeu qui me semble d’une grande importance dans l’histoire de l’enseignement des arts, soit une rupture que l’on pourrait qualifier d’épistémologique. Elle se situe au moment où les écoles des beaux-arts se sont intégrées aux universités. Cette transition de responsabilité institutionnelle trouve un point critique notamment dans les Amériques et, plus spécifiquement, au Québec lors de l’occupation de l’École des Beaux-Arts de Montréal (ÉBAM) en 1968. L’année suivante, l’école de tradition européenne beaux-arts fera désormais partie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Le débat entre école d’art et exigences universitaires se poursuit encore aujourd’hui en Europe, où le statut des écoles des beaux-arts conserve son d’indépendance face aux universités qui offrent également des programmes d’art. Puis, à partir de cette contradiction encore vive, le texte identifie quelques principes avec lesquels l’idée de « transmission de la pratique artistique » pourrait exercer une forme de conduite lui permettant de sauvegarder son autonomie devant la force attractive de « l’institutionnalisation de l’art » sous toutes ses formes. Quatre thèmes sont alors abordés : la liberté de la création opposée à l’enfermement volontaire, la transversalité/opacité contre le réflexe de supériorité dans les rapports hiérarchiques, la conversation entre intervenants dans un cadre pédagogique opposée au monologue de sourd et la distance critique pour contrer l’indifférence-insouciance. Nous retrouvons ici, le premier thème : La liberté-artiste.

La liberté-artiste

Il est très délicat d’aborder la question de la liberté de la création sans parler de la liberté politique. Hannah Arendt avait déjà pressenti la distinction dans La Crise de la culture (1960), où tout un chapitre était consacré à la question de « la liberté » :

L’important n’est pas ici de savoir si l’artiste créateur est libre dans le processus de création, mais de savoir que le processus créateur ne se déploie pas en public et n’est pas destiné à faire son apparition dans le monde. Donc l’élément de liberté incontestablement présent dans les arts créateurs reste caché; ce n’est pas le libre processus créateur qui finalement fait son apparition et importe au monde, mais l’œuvre d’art elle-même, le produit final du processus.1

Hannah Arendt

« L’écrivaine »2 et philosophe du politique nous précise que le concept de liberté trouve ses fondements en Occident dans les expériences de l’Antiquité grecque. Elle affirme :

Toute tentative pour dériver le concept de liberté d’expériences du domaine politique semble étrange et saisissante parce que toutes nos théories en ces matières sont dominées par l’idée que la liberté est un attribut de la volonté et de la pensée plutôt que de l’action.3

Hannah Arendt

Arendt a également approfondi le concept d’action dans cet autre important texte qu’est la Condition de l’homme moderne, où l’agir humain entre en interaction avec le monde et la pensée. C’est une évidence de parler aujourd’hui de « liberté » en évoquant la « volonté d’être libre ». Ainsi, les individus ont des désirs et, coûte que coûte, ils cherchent à les réaliser. Nos sociétés capitalistes néo-libérales et hystériques font la promotion des libertés à un niveau presque insoutenable. Bien sûr, si vous en avez les moyens! Les plus privilégiés affichent sans retenue leur impressionnante liberté de choix comme une affirmation suprême de la vraie liberté.

Faudrait-il rappeler qu’au XVIIe siècle, un humble et reclus libre-penseur, Benedictus de Spinoza, avance dans L’Éthique (1661-1675) une proposition incompréhensible pour l’époque : nos volontés ne sont pas libres, mais conditionnées. De plus, il termine son impressionnante démonstration en promouvant que la « puissance de l’intelligence » humaine et la « liberté » qui en découle peuvent conduire à rendre davantage conscient. Yves Citton, dans un livre essentiel traitant de L’Envers de la liberté, l’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières (2006), résume l’importance aujourd’hui de cette pensée :

Que nous disent explicitement ou entre les lignes, tous les travaux de psychologie, de psychiatrie, de neurologie, de pédagogie, d’anthropologie, d’ethnologie, de sociologie, d’économie, ou de marketing, sinon que nos « libres choix » sont conditionnés par les différents paramètres ayant régi l’interaction entre notre donné génétique, notre développement physique, notre environnement familial et éducatif, les coutumes dominantes autour de nous, les rapports d’intérêt structurant notre monde social, les images, les sons et les discours projetés sur nous à longueur d’année ? […] depuis une dizaine d’années, de nombreux scientifiques (en sciences de la nature comme en sciences sociales), de nombreux philosophes, activistes, écrivains et penseurs ont senti le besoin de « revenir à Spinoza dans la conjoncture actuelle présente ».4

Citton, Y.

En résumé, nous sommes libres de dire « oui » ou « non », de choisir tout ce que nous voulons, de voter pour qui l’on croit, mais cette indépendance de choix n’est réelle qu’à la condition d’être pleinement conscient de ses causes, de ses limites et des actions qu’elle engendre. En fait, être conscient du sens éthique que la liberté jette sur le tapis.

Nos sociétés curieusement dites néolibérales ont réussi à ériger avec un sans-gêne outrancier l’idole de l’individualisme possessif tout en transformant tout processus de liberté de choix et de préférence en, d’une part, une englobante activité consumériste ou, d’autre part, une forme sociale consensuelle de procédure électorale. Être libre ou manger toute la misère du diable.

Revenons à cette place singulière qu’Hannah Arendt accorde à l’acte de création. Les citations d’artistes qui témoignent de l’importance de la notion de liberté dans le travail de création sont légion. 

J’ai eu la chance d’enregistrer les derniers propos de Fernand Leduc,5 peintre québécois important et signataire du manifeste Refus global (1948), qui a été un texte fondateur de la modernité au Québec. Cette rencontre filmée a donné lieu à un document unique où il fait le point sur ses convictions d’artiste. Il explique, entre autres, comment Paul-Émile Borduas, leader du mouvement automatiste, a été un maitre pour lui. Après avoir expliqué les leçons qu’il tire de la rencontre avec ce peintre, il termine par une forme d’invocation : « (…) si vous êtes véritablement en état de créativité, vous trouvez ce qui est de plus important dans la vie, la liberté ».

Mario Côté

Le philosophe Paul Audi, dans une conférence prononcée à Rennes sur la question de la légitimation actuelle de l’artiste,6 place la question de la liberté au centre de son argumentation.

Originellement, comme on le sait, « créer » diffère de toute activité de production en ce qu’il se rapporte à l’acte de croitre; en ce sens, « créer » (creare) veut dire croitre, faire. Se déployer, faire s’épanouir – mais quoi en l’occurrence ? Nul autre que le possible. Créer consiste à faire en sorte que le champ des possibles s’accroit miraculeusement, et cela pour que la vie elle-même s’accroisse de soi, ce qui veut dire : se porte à une richesse insoupçonnée, à des potentialités nouvelles, ce qui ne laisse pas d’être chaque fois bouleversant.7

Paul Audi

Créer n’est pas qu’un acte qui conduit à réaliser, à produire manuellement ou conceptuellement un objet, il doit devenir une « possibilité » dont la qualité est d’être inédite. La création implique pour l’artiste de réunir les conditions à ce que tout a priori, tout cliché, tout conditionnement ne puissent influer sur le processus afin de partager avec la vie, avec l’autre, cette possibilité dérangeante, saisissante, étonnante, inouïe de créer. Audi nomme cette responsabilité attribuée à la création comme étant celle de produire une émotion, de l’imaginaire.

(…) s’il est vrai que sa responsabilité en tant qu’artiste réside dans le respect qu’il éprouve (qu’il s’estime voué à éprouver) envers ce curieux « impératif » qu’il ne fait jamais que s’imposer à lui-même, en-dehors de toute contrainte morale, de toute législation transcendante, au nom de sa liberté même : l’impératif d’inaugurer, et partant d’inventer pour soi comme pour autrui, des manières de sentir, d’imaginer et de penser dont nul n’aurait pu croire auparavant qu’elles puissent un jour voir le jour.8

Paul Audi

Cette liberté-artiste que doit s’approprier tout créateur serait celle de la distance, de la volonté de dire « oui » ou « non », de mettre de côté toute séduction, toute facilité, tout préjugé, toute tentative consumériste, toute injonction institutionnelle et culturelle qui ne peut que conduire à devenir asservissement ou isolement volontaire.

Certes la tâche demeure immense et relève presque de l’utopie ou d’un « devenir », concept que Deleuze a si bien actualisé.9 La vie d’artiste, comme celle d’artiste en formation, est constamment assaillie par des contradictions, des paradoxes, traversée par des multiplicités d’être et constituée de forces actives et réactives. La notion-vrille de liberté-artiste, notion-perceuse de liberté, continue de faire son chemin et peut être dorénavant envisagée d’un point de vue éthique. Éthos entendu comme la manière d’être et la manière de se conduire. En fait, être-artiste comme responsable envers soi et les autres dans la prise de décisions et les devenirs conséquents. La liberté-artiste serait aussi un choix politique pour plusieurs raisons, mais la principale considération que chaque artiste se donne est celle de défendre face à la société le droit de créer librement. Et ces prérogatives ne peuvent qu’être dérangeantes, ennuyeuses et agaçantes pour toute institution; il ne convient qu’aux intéressés d’en être conscient et agissant.

  1. 1 Hannah Arendt (2012). « La Crise de la culture » in L’Humaine condition. Paris : Quarto Gallimard,p.727
  2. 2 Hannah Arendt se défendait d’être philosophe, mais préférait plutôt l’appellation d’« écrivaine politique ». Elle a d’ailleurs développé une critique assez virulente de la « philosophie politique ». Voir la préface de Philippe Raynaud à la nouvelle édition de L’Humaine condition, Quarto Gallimard, 2012
  3. 3 Ibid.,p.728
  4. 4 Citton, Y. (2006). L’Envers de la liberté, l’invention d’un imaginaire spinoziste dans la France des Lumières. Éditions Amsterdam,p. 15
  5. 5 Mario Côté (2013). Fernand Leduc, La peinture et les mots, 2013, 66 min, v. o. fr. Le peintre décède un an plus tard, le 28 janvier 2014.
  6. 6 Paul Audi (2012). Discours sur la légitimation actuelle de l’artiste. Paris : Éditions Encre marine
  7. 7 Ibid., p. 68
  8. 8 Ibid., p. 69
  9. 9 Le devenir deleuzien trouve sa source chez Héraclite et Nietzsche. « Le devenir n’est ni un ni deux, ni rapport de deux mais entre-deux, frontière ou ligne de fuite » Gilles Deleuze, Felix Guattari (1980). Mille Plateaux. Éditions de Minuit, p. 360

Histoire du temps présent
vers une histoire du temps futur

Le projet Erasmus + A&Ca, aujourd’hui réservoir de potentialité créative et espace de résilience, a permis de mettre ensemble 6 écoles d’art, de design et faculté universitaires internationales. Pendant les 3 ans du projet un véritable partenariat s’est établi entre les écoles participantes. Partenariat qui a permis pendant la durée du projet, des échanges pédagogiques, des élaborations et expérimentations artistiques sur les liens entre Design, Art et Artisanat, tenant présentes  les questions très actuelles du digitale, dans le signe de la diversité et hospitalité des écoles partenaires.

Les six écoles ont montré une envie et un engagement réel de collaboration et de continuation sur les thématiques abordées  lors des trois ans du projet. La collaboration a permis de développer des méthodologies de travail et un langage commun, tenant toujours présent la diversité propre à chaque partenaire, dans le but d’aborder le terrain de la recherche-création et reformuler les rapports entre théorie et pratique, artistes et artisan·es,étudiant·es et enseignant·es dans la perspective et contexte environnants et de leurs tissus socio-économiques.
Pendant  les 3 années de travail commun les 6 écoles/facultés  ont toujours envisagé l’histoire du temps présent dans la perspective d’une histoire du temps futur et à ce propos  le projet A&Ca, permettra de créer un réseau européen et non-européen qui touche  aux productions artistiques et artisanales ainsi qu’aux productions industrielles.

Les six écoles ont donné un avis favorable sur une programmation future d’échanges et collaborations basée sur trois points :

  1. 1

    Échanges permanentes entre enseignant·es et étudiant·es : Possibilité de mettre nos points communs et divergents qui font la qualité de l’enseignement des écoles partenaires dans les pratiques pédagogiques et artistiques en lien, afin pour créer un réseau singulier qui base les échanges sur des pratiques et pédagogies déjà expérimentées

  2. 2

    Au travers du programme Erasmus la possibilité de la mise en place de  co-diplômes conjoints entre les écoles en question. Les co-diplômes conjoints donneront la possibilité aux étudiant·es de essayer une polyvalence et capacité d’adaptation aux différents environnements professionnels. Le co-diplôme permets aussi aux étudiant·es de se spécialiser dans des domaines différentes et d’agencer des études et pratiques artistiques qui se complètent mutuellement

  3. 3

    Le travail artistique et pédagogique des écoles d’art et design et leurs recherche respectives restent un point centrale pour préparer les nouvelles générations à une vision plus claire qui peut intervenir dans l’économie européenne. Les écoles qui ont participé au projet préparent les nouvelles générations d’artistes et designers à renouveler  et transformer le monde industriel pour une nouvelle configuration sociale du projet ouverte vers le monde non-européen.

    De manière tangible les trois livrables accomplis par les écoles : L’abécédaire, la plateforme collaborative et le Web to Print sont des socles qui  se révèlent essentiels pour la mise en place des futures collaborations. Les trois livrables seront des outils qui resteront dans le temps, et seront des points de références ou de départ pour les prochaines générations d’artistes, artisan·es ou designer·euses et point de départ pour des collaborations à venir avec d’autres écoles.

La technique
et la main

La technique et la main
comme retour au sensible

L’approche pédagogique dominante en écoles d’art ‒ notamment en France ‒ privilégie encore l’intellect (les thématiques, les intentions, les références, les discours, les programmes, etc.) par rapport à la main (la technique étant considérée, depuis la modernité, comme une habileté simplement acquise par le labeur et dont il conviendrait de se méfier). Les acteurs historiques du mouvement Arts & Crafts ont démontré ‒ théoriquement et pratiquement ‒ qu’il est possible de dépasser cette opposition héritée de la modernité, laquelle s’est largement fondée sur la dichotomie entre art et artisanat. Après l’art conceptuel, Fluxus (« Bien fait, mal fait, pas fait »), l’art relationnel, les images dites virtuelles et les différentes modalités cherchant à rompre avec le matériau, une large part de la création contemporaine témoigne d’un retour au geste, au travail de la main et aux savoir-faire techniques. Parmi la nouvelle génération, beaucoup d’artistes et d’étudiants demandent un apprentissage technique et un travail de la main, perçus par eux comme la réhabilitation des qualités plastiques de l’œuvre. Ce désir semble notamment correspondre à un besoin de retrouver un ancrage dans la matérialité et une prise sur le monde qui, aux yeux de cette génération, paraissent insuffisantes dans les pratiques moins incarnées qui se sont imposées dans la création des années 1980-2000. Pour ne citer que quelques exemples, le renouvellement de la céramique (depuis une vingtaine d’années), la curiosité pour les techniques photographiques analogiques (voire la photographie primitive et la fabrication de sténopés, voir Michel Poivert, Contre-culture dans la photographie contemporaine), le réinvestissement du textile dans une perspective féministe, et plus largement la réhabilitation du « beau » ou du « sensible » témoignent d’une réelle bifurcation dans les taxinomies et les hiérarchies traditionnelles.

La technique et la main
comme indiscipline
et possibilité d’émancipation

 Les workshops ont permis de mettre les participants ‒ aussi bien les étudiants que les enseignants ‒ à l’épreuve des carences des savoirs qu’ils croyaient acquis et des découvertes de compétences dont ils n’avaient pas conscience. Concrètement, les étudiants familiers avec la céramique, par exemple, ont dû revoir leurs habitudes pour apprendre à maîtriser les subtilités des émaux de Longwy; les sculpteurs ont dû totalement repenser leur rapport à la matière et à l’outil pour aborder la conception et la réalisation de bijoux; les pratiquants du textile qui maîtrisent l’utilisation d’un métier à tisser se sont confrontés, avec le tufting à une technique en plein essor qui fait appel à des gestes et des temporalités proches de ceux de la peinture et de la sculpture, etc. Ces situations de remise en question et d’hybridation des savoirs conduisent à la constitution de parcours d’expériences qui dépassent le cadre académique pour former une identité complexe et plurielle, propre à chacun, favorisant la constitution de démarches singulières. Ce sont ces identités et ces démarches qui permettent à chaque étudiant de définir peu à peu son travail en s’émancipant des savoirs constitués pour mêler tous les apports de manière très personnelle. Il ne s’agit donc aucunement de former des techniciens spécialisés mais, au contraire, d’encourager la distance critique, les croisements et l’expérimentation. Cette dynamique d’émancipation a bien entendu une dimension politique, conformément à la pensée de William Morris, la notion même de « discipline » ‒ technique, scolaire ou académique ‒ étant convertie en une recherche de l’in-discipline, sinon de la « révolution permanente » (Fluxus), si essentielle pour l’innovation artistique.

La technique et la main comme déplacement

Le point précédent (« b- La technique et la main comme indiscipline et possibilité d’émancipation ») comprend le pouvoir de déplacement des savoirs, mais cette notion renvoie également à des déplacements très concrets : les bifurcations pédagogiques expérimentées lors du programme Arts & Crafts aujourd’hui n’ont pu se faire que par le frottement à des altérités. Que ce soit du point de vue technique, culturel, politique ou historique, l’altérité s’est révélée centrale : que se passe-t-il lorsqu’un photographe travaille sans appareil photo ? lorsqu’un peintre quitte la toile pour travailler sur un élément mobilier, tel qu’un paravent ? lorsqu’un anthropologue comme Tim Ingold articule travail manuel et technologies numériques ? Tous ces déplacements des savoirs ne peuvent exister que par des déplacements physiques : aller à la rencontre de l’autre. La dimension internationale du programme a donc été absolument essentielle puisqu’elle a permis aux participants de rencontrer d’autres contextes nationaux, d’autres traditions culturelles, d’autres équipements techniques (en particulier le verre, la fonte, le textile), d’autres procédures pédagogiques (entre verticalité et horizontalité).

Histoire
et prospective

Karim Ghaddab

Le rapport à l’histoire élaboré par William Morris articule revisitation du passé (le modèle médiéval, en particulier) et prospective (le programme artistique, économique, social, politique d’Arts & Crafts). Reprendre ce contenu à l’identique, plus d’un siècle plus tard, n’aurait pas grand-sens : toutes les conditions historiques du mouvement anglais ont considérablement évolué (en particulier l’irruption de nouveaux matériaux synthétiques, des technologies informatiques et de l’intelligence artificielle), même si l’analyse globale demeure pertinente (ce n’est pas le lieu, ici de revenir sur les intuitions de Morris concernant l’articulation entre design et art, la préservation de l’environnement, l’émancipation des travailleurs, le rôle central de l’éducation ou encore l’élaboration d’une société plus égalitaire).

Un point s’est néanmoins révélé essentiel et riche de potentialités pour l’enseignement : le rapport au passé et l’anticipation des problématiques à venir ne peuvent plus s’opposer. Dans la semaine de workshops, la conférence de Michael Woolworth a démontré par l’exemple combien une technique ancienne et associée à une époque précédant l’imprimerie, telle que la lithographie, se révèle aujourd’hui prisée par les artistes contemporains pour ce qu’elle permet d’expérimentations et de plasticité. L’atelier de sérigraphie à l’ESADSE a été l’occasion de remettre en état une presse et de sensibiliser les participants à la richesse offerte par cette technique. Il n’y a donc pas d’opposition entre passé, présent et futur, mais là encore une communauté de ressources qui demandent à être mobilisées de façon souple et inventive.

Sur ce point, la bifurcation pédagogique réside donc en ceci : nous sommes historiquement sortis du grand récit du progrès qui a fait que, depuis la Renaissance et les Lumières, le passé est toujours regardé comme dépassé, tandis que le futur est représenté comme une promesse eschatologique. Désormais, passé et futur se réconcilient en un même récit. L’enseignement des techniques, des références et des conceptions issues d’un passé même lointain, non seulement ne s’oppose pas à l’innovation, mais au contraire la féconde et la dynamise. Il n’est pas de création sans mémoire.