ESADSE

2024
.école .supérieure d’.art
et .design de .saint-.étienne

La technique
et la main

La technique et la main
comme retour au sensible

L’approche pédagogique dominante en écoles d’art ‒ notamment en France ‒ privilégie encore l’intellect (les thématiques, les intentions, les références, les discours, les programmes, etc.) par rapport à la main (la technique étant considérée, depuis la modernité, comme une habileté simplement acquise par le labeur et dont il conviendrait de se méfier). Les acteurs historiques du mouvement Arts & Crafts ont démontré ‒ théoriquement et pratiquement ‒ qu’il est possible de dépasser cette opposition héritée de la modernité, laquelle s’est largement fondée sur la dichotomie entre art et artisanat. Après l’art conceptuel, Fluxus (« Bien fait, mal fait, pas fait »), l’art relationnel, les images dites virtuelles et les différentes modalités cherchant à rompre avec le matériau, une large part de la création contemporaine témoigne d’un retour au geste, au travail de la main et aux savoir-faire techniques. Parmi la nouvelle génération, beaucoup d’artistes et d’étudiants demandent un apprentissage technique et un travail de la main, perçus par eux comme la réhabilitation des qualités plastiques de l’œuvre. Ce désir semble notamment correspondre à un besoin de retrouver un ancrage dans la matérialité et une prise sur le monde qui, aux yeux de cette génération, paraissent insuffisantes dans les pratiques moins incarnées qui se sont imposées dans la création des années 1980-2000. Pour ne citer que quelques exemples, le renouvellement de la céramique (depuis une vingtaine d’années), la curiosité pour les techniques photographiques analogiques (voire la photographie primitive et la fabrication de sténopés, voir Michel Poivert, Contre-culture dans la photographie contemporaine), le réinvestissement du textile dans une perspective féministe, et plus largement la réhabilitation du « beau » ou du « sensible » témoignent d’une réelle bifurcation dans les taxinomies et les hiérarchies traditionnelles.

La technique et la main
comme indiscipline
et possibilité d’émancipation

 Les workshops ont permis de mettre les participants ‒ aussi bien les étudiants que les enseignants ‒ à l’épreuve des carences des savoirs qu’ils croyaient acquis et des découvertes de compétences dont ils n’avaient pas conscience. Concrètement, les étudiants familiers avec la céramique, par exemple, ont dû revoir leurs habitudes pour apprendre à maîtriser les subtilités des émaux de Longwy; les sculpteurs ont dû totalement repenser leur rapport à la matière et à l’outil pour aborder la conception et la réalisation de bijoux; les pratiquants du textile qui maîtrisent l’utilisation d’un métier à tisser se sont confrontés, avec le tufting à une technique en plein essor qui fait appel à des gestes et des temporalités proches de ceux de la peinture et de la sculpture, etc. Ces situations de remise en question et d’hybridation des savoirs conduisent à la constitution de parcours d’expériences qui dépassent le cadre académique pour former une identité complexe et plurielle, propre à chacun, favorisant la constitution de démarches singulières. Ce sont ces identités et ces démarches qui permettent à chaque étudiant de définir peu à peu son travail en s’émancipant des savoirs constitués pour mêler tous les apports de manière très personnelle. Il ne s’agit donc aucunement de former des techniciens spécialisés mais, au contraire, d’encourager la distance critique, les croisements et l’expérimentation. Cette dynamique d’émancipation a bien entendu une dimension politique, conformément à la pensée de William Morris, la notion même de « discipline » ‒ technique, scolaire ou académique ‒ étant convertie en une recherche de l’in-discipline, sinon de la « révolution permanente » (Fluxus), si essentielle pour l’innovation artistique.

La technique et la main comme déplacement

Le point précédent (« b- La technique et la main comme indiscipline et possibilité d’émancipation ») comprend le pouvoir de déplacement des savoirs, mais cette notion renvoie également à des déplacements très concrets : les bifurcations pédagogiques expérimentées lors du programme Arts & Crafts aujourd’hui n’ont pu se faire que par le frottement à des altérités. Que ce soit du point de vue technique, culturel, politique ou historique, l’altérité s’est révélée centrale : que se passe-t-il lorsqu’un photographe travaille sans appareil photo ? lorsqu’un peintre quitte la toile pour travailler sur un élément mobilier, tel qu’un paravent ? lorsqu’un anthropologue comme Tim Ingold articule travail manuel et technologies numériques ? Tous ces déplacements des savoirs ne peuvent exister que par des déplacements physiques : aller à la rencontre de l’autre. La dimension internationale du programme a donc été absolument essentielle puisqu’elle a permis aux participants de rencontrer d’autres contextes nationaux, d’autres traditions culturelles, d’autres équipements techniques (en particulier le verre, la fonte, le textile), d’autres procédures pédagogiques (entre verticalité et horizontalité).

Histoire
et prospective

Karim Ghaddab

Le rapport à l’histoire élaboré par William Morris articule revisitation du passé (le modèle médiéval, en particulier) et prospective (le programme artistique, économique, social, politique d’Arts & Crafts). Reprendre ce contenu à l’identique, plus d’un siècle plus tard, n’aurait pas grand-sens : toutes les conditions historiques du mouvement anglais ont considérablement évolué (en particulier l’irruption de nouveaux matériaux synthétiques, des technologies informatiques et de l’intelligence artificielle), même si l’analyse globale demeure pertinente (ce n’est pas le lieu, ici de revenir sur les intuitions de Morris concernant l’articulation entre design et art, la préservation de l’environnement, l’émancipation des travailleurs, le rôle central de l’éducation ou encore l’élaboration d’une société plus égalitaire).

Un point s’est néanmoins révélé essentiel et riche de potentialités pour l’enseignement : le rapport au passé et l’anticipation des problématiques à venir ne peuvent plus s’opposer. Dans la semaine de workshops, la conférence de Michael Woolworth a démontré par l’exemple combien une technique ancienne et associée à une époque précédant l’imprimerie, telle que la lithographie, se révèle aujourd’hui prisée par les artistes contemporains pour ce qu’elle permet d’expérimentations et de plasticité. L’atelier de sérigraphie à l’ESADSE a été l’occasion de remettre en état une presse et de sensibiliser les participants à la richesse offerte par cette technique. Il n’y a donc pas d’opposition entre passé, présent et futur, mais là encore une communauté de ressources qui demandent à être mobilisées de façon souple et inventive.

Sur ce point, la bifurcation pédagogique réside donc en ceci : nous sommes historiquement sortis du grand récit du progrès qui a fait que, depuis la Renaissance et les Lumières, le passé est toujours regardé comme dépassé, tandis que le futur est représenté comme une promesse eschatologique. Désormais, passé et futur se réconcilient en un même récit. L’enseignement des techniques, des références et des conceptions issues d’un passé même lointain, non seulement ne s’oppose pas à l’innovation, mais au contraire la féconde et la dynamise. Il n’est pas de création sans mémoire.