ArBA-EsA
L’Académie royale des Beaux-Arts - École supérieure des Arts, est aujourd’hui à la jonction d’une histoire riche (elle a eu 300 ans en 2011). Elle hérite d’une tradition qui a vu se stratifier des pratiques artistiques très diversifiées, des modes d’enseignements qui se sont inventés et le présent la positionne dans le complexe panorama international des enseignements supérieurs, dans une dimension tout autant pédagogique, artistique que professionnelle.
L’ArBA-EsA assume des missions qui peuvent paraître étendues mais qui en font sa force et son originalité. Elle est un lieu d’enseignement, de recherche et un grand atelier de création et de production où se forgent des générations de créateur·ice·s. Elle entend jeter un pont vers les milieux professionnels de référence et un équipement artistique majeur déployant des activités dans la cité à destination de nombreux publics. Enseignement et recherche de haut niveau, rayonnement local et international, maillages professionnels, ouverture au monde : l’éventail est large et ouvert, et doit en permanence ménager, d’un côté, le temps du travail artistique, lent, fragile, confronté à l’inconnu parce que sans modèle préétabli et, de l’autre, la nécessaire perméabilité au monde contemporain, aux forces culturelles, professionnelles et symboliques qui traversent l’école de part en part. L’école a pour mission d’organiser la formation de futurs artistes, de professionnel·le·s des multiples métiers de l’art et de l’éducation, d’individus autonomes et responsables prêts à s’engager de manière informée et critique dans les mondes de l’art. Elle propose un programme d’enseignement en arts plastiques, visuels et de l’espace au plus haut niveau. La visée principale de ce programme est le développement singulier des pratiques artistiques et professionnelles, et leur positionnement réflexif et critique dans le domaine des arts.
L’étudiant·e, au fur et à mesure de son parcours, de son enseignement, de ses recherches, de ses expériences et expérimentations sera guidé·e en vue de développer un travail artistique, des projets de recherche et une autonomie de position. L’atelier est le point d’ancrage de l’articulation pédagogique. Il est le lieu où se construit la singularité des propositions artistiques, le lieu de stimulation, de tâtonnements et d’élaboration de la dimension collective qui force la réflexivité des pratiques et des positions par un aller et retour permanent entre pratique et théorie. L’atelier est le point structurant du cursus et ne se limite donc pas à un champ technique ou disciplinaire, au contraire, il offre un potentiel d’expérimentations et d’interactions. Chaque cursus est bel et bien ouvert vers d’autres disciplines artistiques permettant d’engager d’autres moyens plastiques, de développer de nouveaux champs de recherche ou de préciser formellement le travail artistique. Le pôle histoire-théorie-critique a une place essentielle dans le curriculum des étudiant·e·s, il apporte le bagage de références théoriques indispensable permettant de préciser et de nourrir un travail artistique ouvert, construit, critique et engagé.
L’événement Arts & Crafts, aujourd’hui, qui s’est déroulé du 18 au 23 mars 2024 à Bruxelles, revêt une dimension bien plus large qu’une simple rencontre académique. Il incarne une démarche holistique et ambitieuse, façonnée par notre engagement envers les questions de transmission au sein des Écoles supérieures des Arts, la collaboration internationale, et l’importance de rencontrer les transformations de notre époque à travers le prisme spécifique des questions des savoir-faire, de l’artisanat et des techniques. Depuis ses prémices, le projet Arts & Crafts, aujourd’hui s’est fixé pour objectif de devenir une plateforme d’échanges et de partage entre différentes écoles d’art.
L’ArBA-EsA a élaboré avec soin un programme à géométrie variable, mettant au cœur du projet la participation étudiante afin d’explorer de nouvelles voies.
Au programme : ateliers, tables de discussion, expositions, projets artistiques collectifs, conférences, animations radio, projections de films et moments conviviaux. Cette semaine s’est adressée à nos hôtes et à l’ensemble de la communauté de l’Académie, offrant ainsi l’occasion d’expérimenter l’école dans un nouveau cadre de transmission, de la décloisonner et de rencontrer la diversité des pratiques et des propositions.
« Départ : Étant donné que l’usage de l’art, c’est de capter des forces et transformer l’artiste et le corps social : l’art est une expérimentation réelle qui rends visibles des forces invisibles et bouleverse les manières de sentir et penser : L’art est l’essence même des Bifurcations Pédagogiques.
La semaine Arts & Crafts, aujourd’hui à Bruxelles active la question des Bifurcations Pédagogiques. Cette semaine est conçue comme un projet collectif construit par les étudiant·e·x·s et enseignant·e·x·s de l’ArBA-EsA, dans un esprit de transversalité et de partage. Cinq jours pour vivre un festival conçu de manière non hiérarchique : telle une racine rhizomique, cet événement se veut réserve d’énergie à l’extension horizontale. Dans la géométrie variable de propositions centrées sur les mots clés Corps, Gestes, Techniques et Usages, les pratiques artistiques et les activités mises en lumière par le festival chercheront à cultiver la correspondance active, dans la perspective d’une agentivité artistique et politique des arts. Le principe actif de la semaine à Bruxelles consiste à proposer une forme qui n’est pas définie en avance pour découvrir, dans son articulation, des opérations inattendues et de différentes natures.
Dans cette ouverture aux écoles partenaires, nous cherchons à conjoindre la théorie et la pratique, à faire entrer en résonance la pensée et l’action. L’ensemble des pratiques artistiques explorées se proposera aussi de réfléchir l’interface entre mondes humains et non humains. Arts & Crafts, aujourd’hui à Bruxelles s’affirme comme un projet chorégraphique élargi, soutenu par l’intérêt et la curiosité, par la découverte des lieux d’apprentissage et de production de l’école, des techniques utilisées dans le champs artistique et artisanal telles qu’elles sont partagées à l’ArBA-EsA. L’architecture de la semaine Arts & Crafts, aujourd’hui à Bruxelles se concentre, dans sa vision et sa construction, sur la relation entre Art et Artisanat. Soucieuse d’adopter la forme du processus, elle proposera, modules pédagogiques innovants et rencontres. »
Enzo Pezzella, Coordination & programmation artistique (ArBA-EsA). Coordinateur du projet Arts & Crafts, aujourd’hui
Le programme de la semaine s’est décliné sous quatre volets :
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1
Le premier volet, était dédié à la question des Bifurcations pédagogiques. Ce volet proposait des moments expérimentaux où les pratiques éducatives traditionnelles sont remises en question afin de permettre à de nouvelles formes de transmission de voir le jour, de se partager et de s’expérimenter. Ainsi, plusieurs méthodes d’apprentissage inédites et expérimentales ont été essayées. Ces méthodes ont été testées par les enseignant·e·s et étudiant·e·s invité·e·s
Voir ci-après les quatre bifurcations pédagogiques qui ont été activées.
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2
Le second volet, Dérive(s), était dédié au partage de pratiques artistiques et à l’échange de savoir-faire, de pratiques liées aux crafts qui traversent les pratiques de l’école. Nous avons expérimenté l’école comme un grand atelier de créations au sens large. Ces propositions étaient déhiérarchisées. À l’encontre de la pratique quotidienne, les étudiant·e·s étaient auteur·ices des projets et partageaient les savoir-faire. Trente et une propositions ont été activées
Dérive(s)|Tisser à 2, 4, 6, 8 mains…
© Clémence Detroy/Mia BrenaDérive(s)|Limon Orchestra
© Clémence DetroyDérive(s)|Batik
© Clémence DetroyDérive(s)|Fabrication de papier
© Clémence Detroy/Mia BrenaDérive(s)|Gravure
© Clémence Detroy/Mia BrenaDérive(s)|Inversion
© Clémence Detroy/Mia Brena -
3
Le troisième volet, dit Pop-up craft, mettait en avant, à travers de séances de présentations succinctes, 5 projets émergents et singuliers réalisés par de jeunes artistes reconnus pour leur habileté et leur maîtrise des crafts. Chaque présentation a mis en lumière l’expertise manuelle des artistes, soulignant l’aspect collaboratif de leurs projets. Chacun de ces projets est en lien avec un milieu professionnel, à la frontière de l’art et du craft, et présente une augmentation reconnue des savoirs et des savoir-faire. Ces opportunités d’échange entre milieux professionnels et artistiques ont permis de mettre en lumière des formes émergentes
Atla avec Louise Vanneste, Élise Peroi et Paula Almiron
Pop-up|Atla
Captation vidéo par Zoé FollisL’eau du ciel : couleurs et limites avec Cécile Barraud de Lagerie
Pop-up|L’eau du ciel:couleurs et limites
Captation vidéo par Zoé FollisMatière primaire avec Noémie Le Meur et Alexander Marinus
Pop-up|Matière primaire
Captation vidéo par Zoé FollisDodecachromie avec Mia Brena et Jules Playa-Arruego
Pop-up|Dodecachromie
Captation vidéo par Zoé FollisMaÿtu, les biomatériaux à partir de mycélium, avec Anouk Lewkowicz, Pedro Riofrio et Corentin Mullender
Pop-up|Maÿtu
Captation vidéo par Zoé Follis -
4
Enfin, quatre conférences permettant chacune d’articuler différemment ces questions dans le champ élargi de la théorie et de la pratique, ont offert un espace propice à la réflexion approfondie sur les implications contemporaines de la conjonction de l’art et de l’artisanat, temps de réflexion également dédié aux dispositifs de transmissions
Ceramic Brussels par Gilles Parmentier, co-directeur de Ceramic Brussels, directeur d’Art on Paper et de la Brussels Drawing Week
Call me by your name par Giovanna Massoni, curatrice et consultante dans le champ du design et des arts visuels
Conférence|Call me by your name
Captation vidéo par Zoé FollisConférence|Rethinking, reclaiming, remaking the body as a terrain of resistance and a common Captation vidéo par Zoé Follis
Conférence|Gestes et formes de vie. Pour une pédagogie de la relation esthétique
Captation vidéo par Zoé FollisLe mouvement Arts and Crafts, incarné par sa figure de proue, William Morris, considère l’apprentissage des savoir-faire manuels, des « crafts », comme une puissance émancipatrice. La pédagogie, l’éducation deviennent alors un vecteur d’émancipation des individus – un empowerment –, processus par lequel un individu, une communauté, une association, etc. prend le contrôle des événements qui le ou la concerne. Les « bifurcations pédagogiques » font référence à un concept issu de la théorie des systèmes complexes. Ce concept s’inspire de l’idée que les systèmes, y compris les systèmes éducatifs, peuvent connaître des moments de transformation, de changement de cap ou de divergence, appelés « bifurcations ».
Dans le contexte pédagogique, les bifurcations représentent des moments où les pratiques pédagogiques recherchent et conjuguent émancipation et engagement, où de nouvelles idées émergent et où de nouvelles voies sont explorées pour améliorer l’apprentissage et l’enseignement.
art ET architecture - The carrier bag
theory of craft
Alice Finichiu
Dans un interview donné en novembre 1976 aux Cahiers du cinéma et repris ensuite dans Pourparlers, Gilles Deleuze est invité à parler de Godard. Deleuze parle alors de la conjonction « ET » :
« L’usage du ET […], c’est essentiel […] parce que toute notre pensée est plutôt modelée sur le verbe être, EST. […] quand on fait du jugement de relation un type autonome, on s’aperçoit qu’il se glisse partout, qu’il pénètre et corrompt tout : le ET n’est même plus une conjonction ou une relation particulière, il entraîne toutes les relations, il y a autant de relations que de ET, le ET ne fait pas seulement basculer toutes les relations, il fait basculer l’être, le verbe, … […] le ET, c’est la diversité, la multiplicité, la destruction des identités. […] Le ET, ce n’est l’un ni l’autre, c’est toujours entre les deux, c’est la frontière, il y a toujours une frontière, une ligne de fuite ou de flux, seulement on ne la voit pas, parce qu’elle est le moins perceptible. Et c’est pourtant sur cette ligne de fuite que les choses se passent, les devenirs se font, les révolutions s’esquissent. »
Gilles Deleuze, Pourparlers, ed. de Minuit, 2003, p.65
C’est le travail de cette conjonction ET qui est au centre du séminaire de master, art ET architecture, proposé à l’ArBA – EsA depuis 2021 par Alice Finichiu, architecte et docteure en architecture et philosophie. Plutôt que de proposer une énième fois de réfléchir « sur », « à partir de », l’art ou l’architecture, plutôt que de chercher des « influences », des « croisements », ou des « emprunts » « entre » art et architecture, la proposition pédagogique est d’incarner la conjonction : une pédagogie indisciplinée plus qu’interdisciplinaire. Faire basculer l’être, le verbe, et s’intéresser aux relations.
Nous rendons notre monde habitable à travers la pratique de nos gestes, nos outils, nos images, nos objets et nos récits qui constituent nos espaces. Ceux-ci se définissent ainsi en tant qu’agencements modélisant profondément nos corps, nos paysages, nos comportements, nos relations. En définissant nos espaces en tant qu’écologies de relations, ce séminaire questionne la matérialité des artefacts, des récits et des pratiques qui désignent nos réalités dans le contexte socio-économique post-industriel et la crise environnementale actuelle. Or, concevoir son enseignement comme une formation à un « art de l’enquête » met fortement en question la relation pédagogique classique construite autour de la distinction sachant / non sachant. Il ne s’agit plus d’une transmission au sens d’un transfert de l’information, mais d’un accompagnement dans la découverte.
Art ET architecture se décline dans une dizaine de séances de 4h se déroulant sur un semestre. Chaque cycle du séminaire propose un sujet précis – un 3e terme à poser en conjonction avec art ET architecture : la ruine en 2020, le béton en 2021, le craft – le savoir-faire – en 2022 et 2023. Le séminaire repose fortement sur la participation active des étudiant·e·s. Il s’articule autour d’une enquête en deux temps : un temps commun et un temps individuel. Les séances de séminaire n’ont pas lieu seulement dans une salle autour d’une table, mais elles sont articulées autour de présentations, lectures, arpentages et fabrications. Une frise chronologique est le prétexte et le support qui permet de faire tenir ensemble cette multiplicité. Cette frise chronologique est aussi le support de collecte et de spatialisation des observations de relations existantes, déduites ou possibles contenues dans la conjonction art ET architecture du sujet proposé.
La frise chronologique est structurée autour de 5 vecteurs, dont 4 sont préétablis :
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1
CONTEXT HISTORIQUE
social, économique et politique : retraçant les événements qui ont eu un impact sur l’évolution de nos sociétés -
2
HISTOIRE DE L’ART
retraçant les courants, les évolutions des arts et des théories de l’art -
3
HISTOIRE DE L’ARCHITECTURE
retraçant l’évolution de la pratique architecturale -
4
HISTOIRE DES SCIENCES HUMAINES ET SOCIALES (PHILOSOPHIE ; SOCIOLOGIE ; ANTHROPOLOGIE ; GÉOGRAPHIE ; LITTÉRATURE ; …)
retraçant l’évolution d’une série de questions posées par les SHSBifurcations pédagogiques|The carrier bag theory of craft
© Clémence Detroy/Mia BrenaLe 5e vecteur est celui qui retrace l’enquête, les multiples ET, et qui permet de questionner la linéarité de la chronologie de type « flèche du temps – flèche du progrès ».
Pour les années académiques 2022-2023 et 2023-2024 le 3e terme proposé en conjonction à art ET architecture, a été le craft, ce savoir-faire avec lequel art et architecture entretiennent des relations confuses. Le point de départ a été la conjonction entre la Révolution Industrielle et le mouvement « arts and crafts ». La première partie du travail, effectuée en 2022 a suivi une logique chronologique plutôt classique afin d’enquêter les relations et les héritages « arts and crafts » aujourd’hui. Dans la suite du travail – le séminaire 2023 – cette chronologie a été interrogée et redessinée pour laisser la place à des histoires d’objets : tasses, paniers, monnaies, ciseaux, paires de chaussures, … Le texte The carrier bag theory of fiction d’Ursula K Le Guin a été essentiel dans l’abandon du récit de type « flèche (mortelle) du Temps linéaire et progressive ».
Art ET architecture est une proposition pédagogique qui essaie de susciter un mode d’attention au monde, à l’environnement, à tout ce que se trouve en dehors des frontières de nos corps. À l’aide du support frise chronologique, le séminaire est une tentative de sortir des logiques infernales de la disqualification des pratiques des autres pour entrer dans une écologie des pratiques pacifiée et d’organiser, comme nous invite Isabelle Stengers, la confrontation des pratiques sur un pied de reconnaissance mutuelle, d’égalité de droits et de conjonction.
Bifurquer, du textile à l’espace :
Arpentage et cartographie de la couleur
Alice Finichiu & Cécile Barraud de Lagerie
Dans le domaine du textile, la question de la couleur est centrale et peut difficilement être contournée. Si elle implique méthodes, outils et savoir-faire spécifiques, ceux-ci peuvent également s’articuler et s’adapter à des champs et des processus artistiques différents : il s’agira donc de bifurquer du textile à l’espace par le prisme de la couleur.
Avec l’équipe SITU - Master Design Urbain, il nous a semblé particulièrement pertinent de partager cet ensemble de techniques à des futurs praticien·ne·s de l’espace urbain. Pratiquer l’urbain demande une attention particulière à l’environnement, aux relations qui se tissent entre les corps et les territoires, ainsi qu’aux ambiances. Les outils d’analyse et d’arpentage classiques ne prennent que rarement en compte les couleurs, or nos espaces et les relations qu’on y entretient sont façonnées par leur présence. Passant souvent inaperçues, les couleurs laissent une trace sur la rétine et dans la mémoire qu’on a des lieux, il faut aiguiser son regard pour y prêter une attention plus fine. SITU a invité Cécile Barraud de Lagerie, designer textile et coloriste, à partager aux étudiant·e·s une partie de ses outils et techniques sous le projet « Arpentage et cartographie de la couleur » qui a donné lieu à une bifurcation en deux temps :
Temps 1.
workshops
09/2023
Avec le groupe d’étudiant·e·s de M1 SITU, un travail d’un mois s’est construit autour de ce que peuvent apporter les outils, les méthodes de relevé et d’analyse couleurs au domaine du design urbain et comment se les approprier pour qu’ils participent plus précisément à la compréhension et l’analyse d’un site. Le site choisi a été la place du Jeu de Balle, lieu emblématique de Bruxelles.
Temps 2.
Semaine
Arts and Crafts
03/2024
Un temps de partage a permis de revenir sur ce qui a été mis en œuvre par Cécile Barraud de Lagerie pendant le workshop et de rendre compte du travail collectif, par Manon Badillo-Collart, étudiante SITU. Ensuite, le groupe formé d’étudiant·e·s et enseignant·e·s est également allé sur la place du Jeu de Balle pour expérimenter le relevé de couleurs in-situ.
Les méthodes développées sont donc principalement issues du domaine du textile et d’une pratique de coloriste industrielle mais elles font également écho aux travaux suivants :
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La nomenclature des couleurs de Werner, Syme. Charles DARWIN
Comparer. De l’impossibilité de décrire précisément la couleur et les outils qui en découlent ?En 1831, Darwin embarque sur le navire de la Royal Navy, le HMS Beagle, pour un voyage scientifique de 5 ans pendant lequel il collectera roches, insectes, animaux et plantes. Il expédiera régulièrement les spécimens à Cambridge, mais les nuances peuvent changer et pâlir, il lui a donc fallu trouver un code pour archiver les couleurs de ce monde inconnu. Pour cela, il s’est aidé d’un document intitulé “Werner’s Nomenclature of Colours” publié par l’artiste Syme. Grâce à ce nuancier, Darwin peut décrire une seiche « rouge hyacinthe et brun châtaigne » et ainsi se faire comprendre. Un critique qualifiera Darwin de « peintre de premier ordre de paysages à l’écrit ».
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La Géographie de la couleur.
Dominique et Jean-Philippe LENCLOS
Contretyper. Comment la couleur permet une compréhension et une analyse de l’espace ?Dans les années 1980, Dominique et Jean-Philippe Lenclos entament une grande recherche sur les couleurs constitutives de l’espace architectural. Cette enquête importante et rigoureuse, qui durera plus de 40 ans, traitera d’abord du territoire français, puis européen et partiellement mondial. Ils mettront peu à peu au point une méthode qu’ils appellent « géographie de la couleur » basée notamment sur des inventaires, un contretypage et une synthétisation des relevés dont la rigueur et la pertinence de l’analyse marquera durablement les praticiens de la couleur dans le domaine de l’espace public.
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ARN : Atlas des Régions Naturelles.
Nelly MONNIER et Eric TABUCHI
Classer. Comment la couleur constitue-t-elle le paysage ?Au travers de ce grand projet intitulé ARN : Atlas des Régions Naturelles, qui prend à la fois la forme d’exposition, d’éditions et d’un site internet, Nelly Monnier et Eric Tabuchi arpentent, photographient et archivent l’architecture vernaculaire et les paysages du territoire français depuis 2010. Leur classement est organisé selon des critères variés et aussi larges, précis ou abstraits que : couleur, forme, région, cadrage, type d’aménagement, année de construction, saison, signalétique, type d’activité, de paysage, de style etc.

Bifurcations pédagogiques|Bifurquer, du textile à l’espace : Arpentage et cartographie de la couleur
© Georgia Papoutsi
Autour de la Feedback session en ISAC : un format discursif pour feedforwarder les pratiques performatifs
Krystel Khoury
Le cursus Espace Urbain ISAC de l’ArBA-EsA place la question des corps au cœur de son espace. Le corps est à la fois objet et sujet de réflexion. Ainsi, l’approche pédagogique menée en ISAC vise à considérer le terme « chorégraphie » dans un sens multiple et élargi, comme une expérience de mobilisation des sens et de création de visions autres du monde et de leurs compréhensions. Celle-ci amène à considérer les échelles de perception.
Afin de pouvoir articuler collectivement des « retours » - sans faire revenir l’apprenant·e·s sur ces pas - sur des travaux en cours ou des pratiques artistiques en tenant compte à la fois des subjectivités créatives de chacun·e et des modes de transmission singuliers expérimenté, opérer des « bifurcations » permet aux apprenant·e·s de continuer le développement de leur travail à partir de la manière dont celui-ci a été reçu.
En ce sens, ISAC active durant l’année des bifurcations pédagogiques comme autant de formats expérimentaux avec les étudiant·e·s dont une s’appuyant sur la Feedback Session. Ces formats ont tous un dénominateur commun, un fil rouge. Elles s’appuient sur l’idée de la rencontre : celle de l’artiste avec un regard extérieur et celles sans jugement de regards extérieurs avec des objets artistiques en cours de formation. Ces rencontres avec les travaux performatifs sont ainsi à chaque fois renouvelées.
Nous aimons penser ces formats comme des outils à partager entre les étudiant·e·s, plus que des méthodes figées dans le temps. Des formats discursives, ludiques et sérieux à la fois qui permettent aux étudiant·e·s de pratiquer différentes façons de voir un travail et d’articuler leurs pensées en se positionnant à chaque fois dans une perspective différente. Plus ils sont pratiqués, plus les étudiant·e·s ressentent le besoin de les questionner en les affinant et en les adaptant. Il en va de même pour la méthode de la Feedback session emprunté à la DasArts, département de théâtre de l’université d’Amsterdam et que nous concevons et pratiquons en ISAC en tant que Feedforward session, nourrir les travaux pour faire évoluer ou transformer les pratiques artistiques. Il s’agit d’une séance de retour collectif qui propose un protocole spécifique comme exercice à la fois de prise de parole et d’écoute.
Celle-ci a été développée à partir du constat que les configurations de groupe empêchent souvent les échanges critiques d’avoir un effet d’apprentissage stimulant car il s’agit de gérer différents points de vue sur un même travail souvent interdisciplinaire dans le contexte des arts performatifs. Des perceptions qui souhaitent être échangé durant une même session, alors que dans les échanges individuels, les personnes peuvent opter pour des conversations informelles, des interviews ou d’autres stratégies.
Ainsi l’objectif principal de ces sessions – situations est de : donner du pouvoir à l’artiste qui reçoit un retour sur son travail, aller au-delà des formules de jugements (j’aime / je n’aime pas), partager une critique fondamentale, générer un sentiment de responsabilité de la part des participant·e·s dans un souci de précision et de clarté envers l’artiste et, enfin, accroître le plaisir de donner et de recevoir un retour constructif.
Les règles du jeu
Participation à un atelier de transmission préparé par un·e apprenant·e (l’artiste).
DURÉE MAXIMUM : 1h30 ou présentation d’un travail en cours (20’).
DURÉE TOTALE : 30 min.
Suivi d’une Feedforward Session.
DURÉE : environ 1h – 1h15 en fonction du nombre de participant·e·s.
Il y a un·e « modérateur·ice » ou un·e « présentateur·ice » (l’artiste qui présente son travail) et un groupe de feedforwarders.
LA·E MODÉRATEUR·ICE EST ACTIF·VE ET ACCOMPAGNE :
Il/elle peut intervenir pour demander de reformuler certains commentaires et est gardien·ne du temps. Respecter le facteur temps est important même si frustrant des fois. Il permet cependant de formuler de façon précise.
Il/elle prend note des feedforward sur un document préparer à l’avance.
Il/elle ne peut pas parler la plupart du temps car occupé·e à prendre note : durant la session, la majeure partie du travail est effectuée par le groupe.
Protocole à suivre
PREMIERES IMPRESSIONS : L’artiste quitte l’espace, le groupe échange en duo pour se débarrasser de leurs premières impressions (5’).
AFFIRMATIVE FEEDBACK : les participant·e·s donnent un feedback affirmatif en utilisant une seule phrase structurée selon la formule suivante « ce qui a fonctionné pour moi, c’est… » : « ce qui a marché pour moi, c’est… » (10’). Ici, pour éviter les répétitions inutiles des mêmes commentaires, les participant·e·s disent « + 1 » lorsqu’il·elle est d’accord avec les commentaires des autres et le·a modérateur·ice note le nombre total de +1
PERSPECTIVES : les personnes qui donnent un feedback utilisent une seule phrase structurée selon la formule suivante : « en tant que … j’ai besoin de … » (les perspectives que vous choisissez peuvent être très diverses et même fictives: « en tant que tapis de danse/dramaturge/visiteur·ice de mars/activiste social/etc. ») (10’).
QUESTIONS OUVERTES : les personnes qui donnent leur avis posent des questions auxquelles il est impossible de répondre par un « oui » ou un « non ». (5’).
RÉFLEXION SUR LES CONCEPT : sur de petits post-it, les participant·e·s écrivent quelques concepts qui, pour elles·eux, se rapportent au travail. La·le modérateur·ice les passe à l’artiste qui les place à l’intérieur ou à l’extérieur d’un cercle prédessiné ou le mot « pratique » est au centre. L’artiste démontre ainsi le placement de ces concepts par rapport à sa pratique : quels concepts, selon son propre point de vue, sont liés à l’œuvre. Quels sont les concepts qui, selon lui, se rapportent à l’œuvre, et quels sont ceux qui ne s’y rapportent pas. Une cartographie est créée. (10’) L’artiste choisit ensuite un concept et demande aux personnes qui les ont écrit d’expliquer pourquoi puis s’exprime lui-même sur son choix. (5’).
DISCUSSION OUVERTE : l’artiste participe à cette discussion, qui peut être basée sur ce qui a été dit précédemment. (10’). Durant celle-ci, les participant·e·s peuvent partager leurs connaissances et leurs expériences avec l’artiste en lui donnant des conseils et des astuces et parler librement du travail.
LETTRE PERSONNELLE : les participant·e·s sont invité·e·s à s’exprimer par écrit sous forme de lettre de ce qu’il ou elle souhaite partager individuellement avec l’artiste et qu’il ou elle ne souhaite pas partager avec le reste du groupe. (10’) (ou après, bien sûr, par e-mail). Les notes et les lettres sont ensuite remises à l’artiste qui les prend pour continuer de travailler.

Bifurcations pédagogiques|Feedbacksession
© Clémence Detroy
On the Salmon Contemporary
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Retranscription de l’interview de Daniel Blanga Gubbay réalisé par Lydie Laville
Bonjour Daniel
Bonjour
Donc, tu es invité dans cette interview radio dans le cadre de la semaine Arts & Crafts : est-ce que tu peux nous expliquer comment ta proposition se déploie, et le titre de cette proposition ?
Le titre est Contemporary Salmon, et l’idée était d’ouvrir publiquement un cours – une sorte d’école collective – que j’ai mené ici à l’Académie et spécifiquement à l’ISAC depuis plusieurs années; ce ne serait pas une présentation, mais l’ouverture publique d’une pratique qui a lieu régulièrement chaque mercredi après-midi, avec le groupe de participants et participantes dans la formation ISAC. C’est une proposition qui est née en 2019, une « école fictive » ou une « école expérimentale », qui puisse mêler la théorie et la pratique (c’est quelque chose qui était toujours très présent en ISAC, ne pas voir les deux aspects séparément, mais savoir que la pratique artistique est toujours une manière de penser, et la théorie est en soit aussi une pratique). Je peux la décrire si vous voulez à partir du nom, Contemporary Salmon.
Oui merci.
Le nom Contemporary Salmon vient d’un très beau texte d’Anne-Françoise Schmid, dans lequel elle évoque la manière dont dans la Modernité occidentale –et spécifiquement dans l’épistémologie, la manière de connaître – on regarde toujours les objets à travers le filtre d’une discipline spécifique (J’utilise ici le terme objet de façon très large, cela peut être un objet physique, un phénomène, une personne, une performance). Si je prends par exemple un poisson, un saumon dans mes mains, pour l’analyser, je peux l’observer du point de vue de la biologie, ou de la zoologie; ou je peux l’observer du point de la bioéthique pour voir s’il est modifié ou pas, ou du point de vue du commerce international. Mais chaque discipline à travers laquelle je le regarde va déjà influencer les réponses que je vais obtenir en de cet objet; en quelque manière, je parle déjà à sa place parce que, à travers le filtre de la discipline, j’oriente les réponses possibles, je suggère ce que je veux trouver. Donc elle pose la question : et si on regardait ce poisson comme un objet x, contemporain dans le sens d’un objet qu’on rencontre pour la toute première fois dans notre vie, sans savoir sous quelle discipline on doit l’observer. Ce qu’elle suggère c’est un effort spéculatif dans lequel on est complètement démuni des disciplines : une situation qui nous pousse à l’observer non pas pour confirmer ce qu’on pense savoir de cet objet, mais plutôt pour écouter ce que cet objet pourrait nous dire si on n’avait aucune idée de la discipline à travers laquelle pouvoir le regarder. C’est donc à travers cette réflexion que le nom Contemporary Salmon est né, comme première invitation à inventer collectivement un parcours pour regarder les objets –encore une fois, dans un sens très large– comme si on les rencontrait pour la toute première fois, et c’est ce qu’on fait dans la Contemporary Salmon. Pour cela le projet a un sous-titre, a school of gaze, car il s’agit d’apprendre –ou désapprendre – à regarder.
Comment se déroule la Contemporary Salmon ?
Chaque semaine il y a un moment de lecture collective. C’est maintenant la cinquième année qu’on fait ce parcours ensemble et on a parcouru différents textes : on a commencé par le texte d’Anne-Françoise Schmid, puis on est passé par le droit à l’opacité d’Edouard Glissant, ou Against Interpretation de Susan Sontag, le Queer Use de Sara Ahmed, ou encore récemment un texte de Alina Popa… chaque texte prend normalement plusieurs semaines. Ce sont des textes que je sélectionne et propose pour nourrir nos réflexions, qui nous aident surtout à créer un lexique en commun en tant que groupe, pouvoir trouver ensemble les termes pour parler de cette expérimentation.
Le deuxième moment fondamental de chaque cours est la présentation d’un objet, il s’agit dans ce cas d’un objet performatif. Chaque semaine un·e participant·e présente un objet performatif de cinq minutes, suite à quoi il y a un protocole –structuré à travers cinq questions– qui nous aide à le regarder comme si on ne connaissait pas la notion de performance ou de création artistique. Donc la question n’est pas, c’était comment ? mais plutôt, c’était quoi cet objet ? C’est un protocole qui s’est défini dans les temps; un exercice qu’on fait, et qu’on doit faire, chaque semaine parce que c’est assez complexe d’apprendre à regarder ces objets sans les confiner immédiatement à l’intérieur de la catégorie dominante à travers laquelle ils sont normalement analysés.
Que ressort de cette pratique d’observation ?
Si j’utilise le lexique qu’on a développé dans le cours, on peut dire qu’il y a toujours un écart entre la vie et la biographie : chaque vie est composée d’infinies biographies possibles, et en écrivant une biographie on est juste en train de tracer une manière spécifique de raconter cette vie. De la même manière chaque objet a une vie très riche, inscrite dans sa matérialité; dès qu’on détermine la discipline à travers laquelle le regarder on est en train déjà d’écrire sa biographie, raconter ce que cet objet signifie pour nous, en invisibilisant tous les autres narratifs qui sont aussi cachés dans l’objet, sous le narratif dominant. Pour s’entraîner, de temps en temps, on fait le même exercice avec des objets physiques. Par exemple, là, regardons mon téléphone portable en face de moi. Je peux immédiatement reconnaître la fonction (biographie) de cet objet, qui est un téléphone. Mais si on essaye de le regarder comme si on n’avait pas la notion de téléphone, qu’est-ce que cet objet pourrait être ? Quelles sont les histoires possibles cachées dans sa matérialité ? Le protocole est donc un exercice fictif pour oublier le narratif dominant, non-pour le nier complètement, mais pour permettre de faire surgir toutes les autres voix qui sont présentes dans le même objet et qu’on ne peut normalement pas entendre, parce que la voix dominante est trop forte.s.
Est ce que tu arriverais à situer cette réflexion dans le cadre de Arts & Crafts ?
Pour moi, il y a beaucoup de craft de la pensée : cette école est née en la faisant, le protocole s’est aussi transformé en le faisant (on a un document en ligne, collectivement géré dans lequel on modifie ce protocole, on l’améliore en le faisant, on est maintenant à la cinquième année de pratique). C’est pour cette raison que je disais au début que ce n’est jamais une question de présentation, mais toujours de pratique, parce que la théorie est une pratique : une pratique qui transforme notre manière de penser en pensant. C’est quelque chose qui reste essentiel de la Contemporary Salmon : le côté expérimental n’est pas simplement lié au contenu, mais au fait de se dire qu’on est toujours dans une étape provisoire, toujours à l’écoute, pas uniquement des objets mais de notre méthode aussi.
Merci beaucoup.
Merci à vous.

Conférence|Call me by your name
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